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Philippe SUBRA
Professeur des universités, Directeur de l’Institut Français de Géopolitique
Université Paris VIII
Les enjeux environnementaux dans la balance
Le risque de voir un projet d’aménagement contesté par une partie de la population a considérablement augmenté ces dernières années. Cependant, l’intensité des mobilisations « contre » et leur efficacité varient fortement en fonction de différents facteurs : la nature du projet lui-même, mais aussi les caractéristiques socio-économiques du territoire concerné, son histoire, l’existence d’une culture locale de la contestation, les compétences stratégiques, juridiques et communicationnelles des parties prenantes (opposants et partisans du projet), etc. Tous les projets d’aménagement ne font donc pas l’objet d’une contestation, mais tous sont susceptibles de l’être. Et lorsque le conflit se concrétise, son impact est souvent majeur : des retards de plusieurs années, des modifications importantes (réduction, nouveau tracé, nouvelles solutions techniques plus coûteuses), allant, dans certains cas, jusqu’à l’abandon pur et simple du projet ou sa suspension sine die. Sur l’autre plateau de la balance : une prise en compte certainement bien meilleure des impacts paysagers et environnementaux (niveau de nuisances générées, protection des espaces naturels et de la biodiversité, réduction des effets sur le climat).
La façon dont on produit de l’aménagement en France en a été profondément modifiée : la concertation avec les populations et les acteurs (élus, associations, entreprises) est devenue une composante incontournable des politiques d’aménagement. Cette pratique de la concertation s’est diffusée à l’ensemble des processus d’aménagement, des grands projets (débats publics de la Commission nationale du débat public) vers des projets de toute taille, et de l’amont (l’élaboration des projets) vers l’aval (le suivi des chantiers et, de plus en plus souvent, le fonctionnement de l’infrastructure une fois celle-ci mise en service). Il ne fait aucun doute que ces nouvelles conditions sont appelées à durer, car elles s’expliquent par des tendances lourdes qui n’ont aucune raison de s’inverser, au contraire : la sensibilité aux enjeux environnementaux, la montée en niveau de formation de la population, la montée en nombre des classes moyennes, le niveau d’équipement du territoire déjà atteint, la remise en cause des élites politiques et techniques.
Planifier l’incertain, ménager le territoire
Quels effets cette nouvelle donne a-t-elle sur cette démarche particulière, au sein du processus d’aménagement qu’est la planification ?
D’abord, le risque de conflit introduit de l’incertitude. Les projets annoncés ont des chances sérieuses de ne pas être finalement réalisés ou, en tout cas, pas comme cela avait été prévu, pour peu qu’un conflit surgisse et que les opposants parviennent à créer un rapport de forces suffisant. Plus fondamentalement, le fait que la société ait une lecture qui évolue dans le temps de ses propres priorités rend très difficile la planification sur le long terme, en particulier la réalisation d’infrastructures à vie longue. Comment décider la construction d’un aéroport qui est appelé à fonctionner plus de 70 ans, voire un siècle, sans visibilité sur les conditions socio-économiques du transport aérien (le prix du kérosène, la croissance du trafic) et sur les objectifs que la société se donnera à cet horizon (la lutte contre le changement climatique ne sera-t-elle pas, alors, devenue la priorité numéro 1, écrasant toutes les autres ?) ? La démarche de la planification a été pensée dans un monde à la fois dynamique (des courbes de croissance infinies) et stable (ces courbes allaient dans une direction clairement identifiée et jugée, à tort, certaine). Il s’agit maintenant de planifier l’aménagement en intégrant l’incertain, ce qui relève à première vue de l’oxymore, mais en fait n’est pas totalement impossible, simplement compliqué et exigeant. Il faut d’abord penser, bien sûr, des politiques d’aménagement qui minimisent le risque de conflit, en réduisant au minimum les impacts environnementaux des projets. Mais peut-être aussi imaginer des aménagements qui soient évolutifs, et même réversibles, pour tenir compte des changements de priorité à venir de la société. Dans certains cas, s’abstenir d’aménager pour ne pas préempter l’avenir.
Plus fondamentalement, c’est la légitimité des politiques d’aménagement, des notions de projet et de progrès, qui est remise en cause. La thématique des « grands projets inutiles et imposés » connaît un succès grandissant, bien au-delà du cercle des militants altermondialistes et écologistes. L’idée qu’il faut aménager le territoire est de plus en plus contestée et concurrencée par une autre représentation : l’idée qu’il s’agit maintenant de le « ménager ». Ce glissement idéologique majeur ne signifie pas nécessairement la fin des politiques d’aménagement. Mais il implique des changements majeurs d’objectifs, de méthodes (de planification), de techniques (d’aménagement) : inventer une planification qui protège, optimise les services rendus tout en minimisant les impacts négatifs, restaure les conditions environnementales, répare le territoire et le climat.
Références bibliographiques :
Subra Philippe, Géopolitique locale. Territoires, acteurs, conflits, Paris, Armand Colin, 2016.
Subra Philippe, Zones à défendre. De Sivens à Notre-Dame-des-Landes, Editions de l’Aube, 2016.
Crédits : cc Non à l’aéroport Notre-Dame-des-Landes - cc Jim